Patrimoine

La plus vieille maison de Montreux

D’auberge communale à temple de la culture, la Maison Visinand s’est métamorphosée au rythme de ses changements de résidents. Portrait.

La bâtisse (à gauche) abrite désormais le Centre Culturel Maison Visinand.
La bâtisse (à gauche) abrite désormais le Centre Culturel Maison Visinand. - Copyright (c) Maison Visinand
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Au cœur de la vieille-ville de Montreux, entre les rues pavées et les maisons vigneronnes, une bâtisse imposante trône en son centre depuis des siècles: la Maison Visinand. Non loin des palmiers de la Riviera, des salles de spectacles et des palaces connus de tous, cette demeure témoigne d’un passé montreusien comme nul autre, tout en restant un acteur majeur de son présent, notamment sur le plan culturel. Mais pour comprendre comment cette dernière a su se forger ce rôle pour Montreux, remontons au XVIe siècle, là où les premières lignes de son histoire se sont écrit.

Une auberge aux mains de la commune

S’il est impossible de connaître avec certitude la date de construction de la Maison Visinand, son toit bernois laisse supposer qu’il s’agit d’une bâtisse ancestrale, parmi les premières qu’ait connu la paroisse de Montreux. Dans les archives communales, les premières traces officielles figurent au XVIe siècle, où l’on apprend qu’en 1578, elle appartenait à «Leurs Excellences de Berne».

Une assemblée électorale dans l’une des salles de l’auberge.diaporama
Une assemblée électorale dans l’une des salles de l’auberge.

Cinq ans plus tard, le syndic Antoine de Pallens acquiert le bâtiment auprès d’une certaine Marie Ducrest (laquelle aurait succédé à Sir Adam Garmiswil ou encore au Comte de Gruyère). La Maison Visinand devient alors une maison de commune abritant également une auberge, une cave, une écurie, les archives, des armes… et quelques prisonniers du Châtelard ou des villages de Sâles, Chêne et Crin. Les syndics qui suivront complèteront la propriété par des annexes et places à proximité en 1585, 1600 et 1608.

Parfaitement située, à côté de la fontaine du village et aux abords de la route principale qui traverse la région (la route longeant le lac ne sera établie que bien plus tard), cette maison communale devient un lieu reconnu où les voyageurs peuvent se ravitailler. Cependant, les Bernois
craignant que la fréquentation des établissements publics n’entraînent l’ivrognerie et la fainéantise, limitent le nombre d’auberges du Pays de Vaud. Dès 1628, seules les auberges de la Couronne (celle de la Maison Visinand), celle de la place des Planches et une autre à Territet, sont autorisées dans la paroisse de Montreux.

Concernant le bâti de l’auberge, celui-ci est régulièrement entretenu par la commune et ses tenanciers. En 1777-1778, en plus des réparations nécessaires, il est décidé d’installer des escaliers en pierre de marbre et de faire construire un cabinet dans l’allée du deuxième étage. Un peu plus tard, les sous-sols accueilleront à leur tour de nouvelles installations, telles qu’une fromagère et un pressoir. Enfin, la façade sud de la maison prendra son aspect actuel en 1797 (percement de 5 fenêtres afin d’amener de la lumière).

Les Visinand entrent en scène

Des transformations que le futur propriétaire, François Louis Visinand, originaire de Corsier-sur-Vevey, observera du coin de l’oeil. Alternant entre sa carrière de cabaretier et de militaire, il prend ses quartiers à Montreux-Sâles en 1795, à quelques pas de l’auberge communale, dans la maison de son épouse (Louise) qui bénéficie d’une autorisation de pinte. Si jusqu’ici la distinction entre les différents types d’établissements était restée floue, une nouvelle législation tente de clarifier les choses en 1799, obligeant à obtenir une patente pour exploiter un débit de boissons. Contrairement aux auberges, qui offrent le gîte, le couvert et le vin, les pintes se retrouvent à ne vendre que du vin de leur propre cru et les cafés. Celle de la famille Visinand obtiendra son précieux sésame, figurant parmi les six établissements du territoire du Châtelard (avec notamment l’auberge communale).

Vue sur Montreux et le lac vers 1860.diaporama
Vue sur Montreux et le lac vers 1860.

En 1806, au détour d’un nouveau changement de loi, le nombre maximal d’élèves par classe est limité à 60, ce qui contraint les autorités à construire une nouvelle école au Châtelard pour recevoir les enfants des villages de Sâles et de Chêne. À la recherche de fonds, la commune reçoit une offre intéressante d’un particulier, Jean David Borcard, qui rachète ainsi l’auberge communale pour 6000 francs, permettant l’édification d’une école dans un bâtiment attenant qui ouvrira ses portes en 1808. Dans l’acte de vente de la maison est néanmoins stipulé que le propriétaire doit mettre à disposition une des chambres de l’auberge en hiver pour les assemblées que la Municipalité tiendra.

C’est en 1812 que François Louis Visinand rachète finalement l’auberge de la Couronne à Jean David Borcard. À l’époque pourtant, la paroisse de Montreux est loin d’être un eldorado touristique et les auberges se comptent sur les doigts d’une main… Mais François Louis Visinand voit juste: on passe de six établissements en 1816 à une quinzaine en 1860, l’arrivée du chemin de fer entraînant un véritable essor de l’hôtellerie dans la région.

Pension Visinand: une affaire de famille

En 1820, l’activité est florissante et l’auberge de François Louis Visinand est celle qui paie la plus large part de l’impôt sur les boissons. Ce sera ensuite à son fils, Daniel, de reprendre le flambeau de l’exploitation familiale en 1830. L’auberge est alors décrite dans des ouvrages comme une «jolie maison suisse qui présente une façade blanchie à la chaux, avec une façade en pignon sur la rue, un toit marron et des volets verts». Progressiste, Daniel Visinand demande en 1834 un filet d’eau courante pour l’usage de sa cuisine. L’idée paraissant trop avant-gardiste, l’autorisation lui est refusée. Il devra attendre quatorze ans pour voir sa vision se concrétiser.

En 1867, la commune est une fois de plus confrontée à des problèmes de surpopulation dans les écoles et les capitaux manquent. Le descendant de la famille Visinand, Oscar, fera une offre, proposant de racheter l’école attenante à son édifice pour 30’000 francs. Ce que la Municipalité acceptera, y voyant l’opportunité de réunir des fonds pour construire un tout nouvel établissement scolaire (l’actuel collège de Vernex). Oscar Visinand décède malheureusement avant de voir son projet d’annexe aboutir mais celle-ci finit par être réalisée et baptisée la «Pension Visinand» complétant les 15 chambres du bâtiment principal avec 15 pièces supplémentaires.

Tout comme la Pension Visinand qui prend la forme qu’on lui connaît aujourd’hui, le village se présente dès lors avec une toute nouvelle allure en 1873. Grâce à des travaux de modernisation entrepris dès 1862, les rues sont dorénavant éclairées au gaz, les routes s’élargissent et les canalisations d’eau sont retapées. En marge, le secteur hôtelier du Châtelard s’envole, passant de 15 établissements recensés en 1860, à 56 en 1871.

Publicité pour l’Hôtel de la Couronne avant 1850.diaporama
Publicité pour l’Hôtel de la Couronne avant 1850.

La culture prend le relais au XXe siècle

À l’automne 1897, après avoir été rénovée, la maison est exploitée par un gérant qui réduit drastiquement le nombre de personnes en séjour dans son établissement. Établissement qui change de statut, s’annonçant désormais sous le nom d’«hôtel». Une formule qui ne plaira pas à Jacques Oscar Visinand, propriétaire des lieux qui confie la gérance à un certain Fritz Olloz-Loosli. Et ce, jusqu’à la fermeture définitive de la Pension Visinand en 1909. Lassitude, évolution du marché ou anticipation de la Première Guerre Mondiale… personne ne connaîtra les raisons exactes de cette fin d’exploitation.

Mais la famille Visinand rebondit et décide de métamorphoser la propriété dans la foulée pour y aménager six appartements. Puis, dans les années 1960, Nelly Visinand est approchée par un locataire atypique: le Théâtre du Vieux Quartier, dont les locaux vont être détruits. L’institution s’installe au sous-sol de la maison. D’intenses travaux sont effectués et l’inauguration de cette salle de 50 m2 (117 places où défilent aujourd’hui 8000 spectateurs par an) se tient en 1964. S’ensuivra l’inauguration en 1965 de la Galerie-Atelier, dans laquelle des œuvres sont fréquemment exposées (3500 visiteurs par an), ce qui marque les débuts du Centre d’activités culturelles Vevey-Montreux et de l’Association Maison Visinand qui rachète les lieux à Nelly Visinand en 1968 pour 450’000 francs.

La commune de Montreux aux manettes, l’espace est réaménagé avec trois parties distinctes et le conservatoire de musique Montreux-Vevey-Riviera s’ajoute aux locataires présents. En 1993, l’assainissement financier de l’Association passe par la cession de son immeuble. La commune de Montreux reprend ainsi le fil de l’histoire, rachetant son illustre et ancien bâtiment tandis que la Maison Visinand revient dans son giron initial. Une nouvelle vie commence donc pour ce monument au passé commercial, à présent classé patrimoine et à l’avenir résolument culturel.