Prix Pritzker 2022

Diébédo Francis Kéré

24.05.2022 à 15:08/Prestige immobilier

Né au Burkina Faso il y a 57 ans, Diébédo Francis Kéré s’est vu décerner le 45e Prix Pritzker, équivalent du Prix Nobel pour l’architecture. Son œuvre multiculturelle est à découvrir, entre autres, au MOMA de New York, au Musée du CICR à Genève ou encore au Musée de l’architecture de Munich. Interview exclusive.

Diébédo Francis Kéré dans son quartier de Kreuzberg, à Berlin
Diébédo Francis Kéré dans son quartier de Kreuzberg, à Berlin - Copyright (c) Urban Zintel
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Diébédo Francis Kéré est un architecte qui marquera le XXIe siècle. Ce pionnier du développement durable formé à l’Université de Berlin se caractérise par sa force tranquille, sa sensibilité, son engagement pour une justice sociale et pour l’environnement. Celui qui a enseigné dans de nombreuses universités dont celles de Berlin, Harvard et Mendrisio apprécie depuis toujours travailler dans des pays marginalisés où les contraintes et les difficultés sont nombreuses et où l’architecture et les infrastructures sont absentes. Il est le premier architecte africain à recevoir le prestigieux prix d’architecture pour son travail orienté vers le bien-être des communautés, vers la sobriété et l’inventivité. «Ses bâtiments font preuve, écrit le jury, de beauté, de modestie, d’audace et d’invention. Sa perspective à la fois locale et globale lui permet d’intégrer le traditionnel au contemporain. Son travail nous rappelle la lutte nécessaire pour changer les modes de production et de consommation non durables.»

Mardi 15 mars 2022, vous avez reçu le Prix Pritzker, plus haute distinction du monde de l’architecture. Combien d’interviews avez-vous données depuis?

L'école de Gando, première oeuvre où Kéré découvre sa vocationdiaporama
L'école de Gando, première oeuvre où Kéré découvre sa vocation

Je n’ai pas de chiffres précis, mais elles se comptent par centaines. Et vu mon agenda chargé, il se trouve que je n’en ai accordé à ce jour à aucun média suisse. Mais voilà, c’est fait, maintenant.

Cela a en effet été difficile d’obtenir cette interview. Mais quand nous avons évoqué Mario Botta qui figure en couverture du No 2 de «Prestige», vous vous êtes exclamé: «Mario Botta, c’est un grand ami! Je serais très honoré d’être en couverture du No 3.» Que pouvez-vous nous dire sur Mario Botta ?

Mario ? C’est bien plus qu’un ami, c’est un héros pour moi. C’est quelqu’un qui aime transmettre. Au-delà de la profession, il aime créer une structure de formation et la réflexion. Il est grand parce qu’il est parti très vite. Moi aussi, à ma petite échelle, j’ai créé une structure d’enseignement. S’il y a des valeurs communes, c’est notre volonté de nous engager pour améliorer la vie.

Votre amour pour le travail du bois, et pour certains arbres, dont les manguiers, est-il lié à votre métier initial de charpentier?

"Maison de la Célébration": le rose, l'orange et le bleu évoquent les levers et couchers du soleildiaporama
"Maison de la Célébration": le rose, l'orange et le bleu évoquent les levers et couchers du soleil

Mon premier maître était un charpentier. Les clous qui dépassaient d’un tabouret en bois mal ajusté avaient troué mes caleçons. Je voulais faire mieux que ce tabouret. Et c’est ce charpentier qui m’a encouragé à viser plus haut. Sans l’aide financière de mes amis allemands de l’Université technique de Berlin qui m’ont donné une partie de leurs bourses d’études, et sans les cours du soir, l’Ecole de Gando et toute mon oeuvre n’auraient jamais vu le jour. C’est donc à mon tour d’encourager un étudiant qui m’interroge aujourd’hui. De lui montrer que s’il croit en lui-même, il peut le faire. Pour cela, il faut d’abord se connaître soi-même, puis faire quelque chose pour d’autres que soi-même. La valeur d’une personne se mesure au bonheur qu’elle fait aux autres dans sa vie.

Mario Botta et vous-même avez une forte personnalité et un style caractéristique. Peut-on parler pour autant d’inspiration commune entre Mario Botta et votre oeuvre?

Comme moi, Mario privilégie le matériau local, surtout la pierre. Et comme moi, Mario travaille en profondeur. Ses oeuvres ne se dévoilent que dans la lenteur. Mais mon climat n’est pas le même.

Vous entretenez des liens étroits avec la Suisse où vous enseignez toujours à l’Académie d’architecture de Mendrisio. Même si vous avez la nationalité allemande et que vous habitez Berlin, vous sentez-vous parfois un peu Suisse?

C’est inexact, j’ai enseigné cinq ans à Mendrisio, mais j’ai arrêté maintenant. Difficile de dire si je me sens Suisse. J’admire votre démocratie, votre précision: pour concrétiser des plans sur le terrain, disons qu’en Allemagne, la marge de tolérance est de 2 à 3 cm. Chez vous, elle se chiffrera en millimètres.

Parmi vos œuvres emblématiques, il y a bien sûr l’école primaire de Gando. Pourquoi l’école a-t-elle joué un rôle si décisif dans votre vie, et pourquoi ce besoin de donner en retour à Gando ce que vous avez pu recevoir?

A Koudougou, le lycée Schorge est un anneau de huit modules résidentiels.diaporama
A Koudougou, le lycée Schorge est un anneau de huit modules résidentiels.

À Koudougou, le lycée Schorge est un anneau de huit modules résidentiels. Alors que la chaleur s’échappe par des tours à vent, il jouit de la lumière directe du soleil. Quand j’étais gamin, il n’y avait ni école ni jardin d’enfants à Gando. Chez nous, les aînés comme moi s’occupent des cadets. La famille est une large communauté soudée, un conseil des sages. Elle ne gravite pas seulement autour du père et de la mère, mais joue aussi le rôle de l’école enfantine. A 7 ans, comme beaucoup de jeunes de chez nous, j’ai été déraciné. Mon père, chef du village, a choisi une famille d’accueil pour que je puisse suivre l’école dans une ville située bien loin de Gando. En construisant cette école, j’ai voulu réparer, maintenir les liens familiaux sur place, éviter aux enfants cet exil.

Gando était pauvre, mais à quel point? Et pourquoi construire un puits à Gando?

Il manquait toujours quelque chose au village. Gando n’avait ni salle de classe, ni bois pour cuisiner, ni eau, ni électricité. Nous nous éclairions à la lampe à pétrole. Les gens du village ne comprenaient pas pourquoi je voulais construire une école avec de la terre. Chez nous, d’habitude, on se construit une maison pour soi-même, pas une école pour les autres. Au lieu de rester en Europe, je suis retourné au Burkina pour rendre ce que j’avais reçu. La meilleure décision de ma vie. J’ai construit un puits à Gando pour éviter aux femmes de devoir parcourir plus de 6 km avec 30 à 40 litres d’eau sur la tête. L’eau, c’est la source de vie. Pour apporter cette vie, je remercie nos amis suisses de bien vouloir faire un don sur www.kerefoundation.com.

« Reconstruire le lien familial », votre exposition permanente au Musée du CICR, illustre le massacre de Srebrenica. Des vêtements dans des fosses communes sont tout ce qu’il reste des absents…

La paille du toit donne l'ombre. L'oxygène de la Clinique provient de l'énergie solaire.diaporama
La paille du toit donne l'ombre. L'oxygène de la Clinique provient de l'énergie solaire.

Oui, mais il y a l’arbre qui reconstruit le lien brisé: «l’Arbre à messages» auquel sont accrochés des bouts de papier. L’Agence centrale de recherche informe ceux qui sont sans nouvelles des absents. Sur ces bouts de papier, je veux écrire qu’il faut avoir l’espoir, le courage de se reconstruire, de lutter et de toujours penser pour les autres. Entrer dans l’apprivoisement comme le «Petit Prince» et sa rose, rétablir le lien. C’est l’héritage spirituel que je souhaite léguer à mes petits-enfants.

Vous parlez beaucoup de liens et d’apprivoisement?

Construire une maison, c’est faire l’amour à une femme. Cet apprivoisement prend du temps. Vous comprenez?

Je crois que je commence à comprendre… Votre architecture est sobre et sensuelle. Une architecture de l’épure qui privilégie la forme, les courbes qui rappellent l’architecture traditionnelle burkinabée, les toits saillants. C’est la simplicité radicale, l’harmonie intime avec la nature et le paysage environnant. Je songe au Finlandais Alvar Aalto, à Frank Lloyd Wright. Elle demande aussi un apprivoisement.

En plein dans le mille. Alvar Aalto, j’adore, il me nourrit. Et Mies van der Rohe également. J’ajoute que j’utilise les matériaux bioclimatiques locaux, la brique d’argile, la paille, le pisé, le bois, les manguiers, la ventilation naturelle, mais aussi les nouveaux matériaux écologiques et le béton.

Votre vie n’a pas été un long fleuve tranquille. Parfois, vous avez dû faire comme le caïman du proverbe burkinabé: «Si le cours d’eau change d’itinéraire, le caïman est obligé de suivre.» Dans une traversée du désert, à quel puits buvez-vous?

Inspiré par l'arbre à palabres, le bâtiment de l'Assemblée Nationale du Bénin.diaporama
Inspiré par l'arbre à palabres, le bâtiment de l'Assemblée Nationale du Bénin.

En cas d’échec, je n’enfonce pas ma tête dans le sable. Je considère que la traversée du désert est un apprentissage de vie. Je joue du balafon et de la kora, j’écoute le pianiste genevois Moncef Genoud et son ami Youssou N’Dour. Je me pénètre de la pensée de l’écrivain Felwine Sarr. La danse et la méditation me ressourcent. Je supporte la soif, car je sais qu’une source surgira, mais je ne sais pas quand. Je n’abandonne pas, je fais tout pour avancer. S’il y a du mauvais temps, c’est que le beau temps reviendra.

Diébédo Francis Kéré, dans quels pays prévoyez-vous de futures réalisations? Y aura-t-il un jour une de vos œuvres à Genève?

Je suis en train de créer un jardin d’enfants au Musée de l’architecture à Munich. Je ne veux pas trop vous parler de mes projets d’avenir dans d’autres pays. Mais je suis ouvert à toute proposition, et il va sans dire que réaliser un projet à Genève me réjouirait profondément.