Livre

La photographie, signe architectural

Une immersion captivante et inédite dans la généalogie des pratiques de la photographie ornementale en architecture. Un phénomène artistique sans cesse réinventé du XIXe siècle à nos jours. A découvrir sous la plume de Branda Lynn Edgar.

Les façades photographiques de l’Institut national audiovisuel des Pays-bas, Neutelings Riedjik architectes,
Les façades photographiques de l’Institut national audiovisuel des Pays-bas, Neutelings Riedjik architectes, - Copyright (c) 2006 Neutelings Riedjik
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Au fil des 346 pages s’esquissent les ascensions successives de l’usage de l’image en architecture, une pratique rémanente depuis plus de cent cinquante ans, maintes fois oubliée et à chaque fois réapprivoisée avec un esprit novateur. Emergeant à la fin du XIXe siècle, au moment de l’essor des arts industriels, le phénomène fera le mur dès les années 1980 pour s’afficher sur l’enveloppe des bâtiments. Les stars bâloises Jacques Herzog et Pierre de Meuron y exercent leur influence dans le sillage de Jean Nouvel qui signe l’emblématique Institut du monde arabe inauguré à Paris en 1987 et la monumentale façade imagée du Triangle des Gares, à Lille, en 1994.

Le mouvement est lancé parmi les grands bâtisseurs d’avant-garde avant de se répandre dans un marché de l’architecture de plus en plus mondialisé. Les bâtiments ont un impératif d’exister qui rime avec la production de signes distinctifs. Les constructions ne peuvent plus se contenter d’être de simples édifices dans la ville, mais des objets uniques ancrés dans la mémoire visuelle. Dans cette tendance à la façade médiatisée, interface entre le public et l’œuvre, le duo bâlois ne tardera pas à faire une démonstration magistrale du motif photographique en façade.

Détail de la façade de l’usine Ricola Europe, à Mulhouse-Brunstaat, 1993. Architectes Herzog & de Meuron.diaporama
Détail de la façade de l’usine Ricola Europe, à Mulhouse-Brunstaat, 1993. Architectes Herzog & de Meuron.

Exemple célèbre, la peau de la Bibliothèque d’Eberswald (1996), en Allemagne, saturée d’images figuratives monochromes, dont la superposition renvoie au programme du bâtiment conçu pour aligner et empiler des livres. Autre oeuvre marquante construite trois ans avant, l’usine de Ricola Europe, à Mulhouse-Brunstaat, arbore sur ses façades en polycarbonate translucide la répétition d’un motif végétal basé sur
des photographies de Karl Blossfeldt. Ici comme pour la bibliothèque, l’aspect artistique qualifie la nature de l’objet, sachant que Ricola produit des spécialités aux plantes.

Cette migration de la photo vers l’extérieur, déjà exprimée dans l’Art pop (la façade du Moderna Museet à Stockholm d’Andy Warhol), se généralisera en Europe dans les réalisations d’architectes moins médiatiques. Jointure sensible entre art, fonction et environnement, la photo semble ainsi effacer la dimension structurelle et tectonique du bâtiment pour privilégier son épiderme. «Une nouvelle matérialité, des mutations dans l’enveloppe du bâti et l’affranchissement des derniers tabous d’une formation professionnelle encore sous influence du modernisme auront contribué à cette recrudescence de l’ornement», explique l’auteure de l’ouvrage, historienne de l’art et chercheuse à l’Université de Genève*.

L’ornement n’est pas un crime

Photomural de Le Corbusier dans la bibliothèque du Pavillon Suisse, Paris, 1933.diaporama
Photomural de Le Corbusier dans la bibliothèque du Pavillon Suisse, Paris, 1933.

Pourtant, même l’époque moderne, hygiéniste et dépouillée, saura faire mentir l’anathème d’Adolf Loos, «l’ornement est un crime». Après tout, l’utilisation de la polychromie et la fascination pour les matériaux naturels comme l’acier poli ou la brique rugueuse fonctionnent déjà, dans cette période minimaliste, comme des équivalents à la décoration. Dans ce contexte, l’entre-deux-guerres marqué par le foisonnement de mouvements précurseurs en art et en architecture verra apparaître la forme photographique du décor mural. Une période faste dans l’histoire de la photo ornementale, à laquelle l’ouvrage consacre une large part. En résonnance avec la luminosité et les grandes surfaces planes, vides et lisses, le «photomural», porté par les premiers papiers photosensibles de grand format, mime tour à tour l’écran de cinéma et la fenêtre aux cadrages mûrement réfléchis. Celle-ci compte parmi les fondamentaux de l’architecture corbuséenne.

Le motif éphémère

Photomural de Le Corbusier dans la bibliothèque du Pavillon Suisse, Paris, 1933. (1)diaporama
Photomural de Le Corbusier dans la bibliothèque du Pavillon Suisse, Paris, 1933. (1)

Avec le paysage pour motif privilégié, ces fresques murales investissent l’intérieur domestique, institutionnel et commercial, arbitrant les relations complexes entre intérieur et extérieur. Terrain d’expérimentation et d’abstraction d’éléments naturels, elles seront évidemment présentes dans l’œuvre de Le Corbusier, lui-même photographe et collectionneur d’images compulsif. Son assemblage de multiples images en micro, macro et gros plans réalisé au Pavillon Suisse (1932), à Paris, constitue le point focal de ce dortoir pour étudiants de la Cité universitaire. Toujours en quête de l’«espace indicible» pensé comme le sommet de l’émotion esthétique, l’architecte neuchâtelois poursuivra sa réflexion jusqu’à réaliser, trente ans plus tard, dans le cadre de l’Exposition universelle à Bruxelles, son «poème électronique». Une œuvre d’art totale en complicité avec le compositeur Edgar Varèse, alliant musique expérimentale et photographies projetées sur une paroi de béton.
L’ouvrage constitue une exploration inédite des mouvements décoratifs en Europe et aux Etats-Unis. Malgré la permanence de l’ornement depuis l’essor de la photographie, le sujet est resté le grand absent des historiographies de l’art, de l’architecture et de la photo. Centré sur les moments forts du phénomène, relevant ses réinventions constantes, ce corpus très fouillé instaure pour la première fois le dialogue entre ces diverses disciplines. Ephémères, souvent fragiles, hormis en façades où elles prennent nécessairement une forme plus pérenne, les œuvres à nous être parvenues intactes sont rares et n’ont survécu, paradoxalement, que par la documentation photographique. Une richesse dont le livre ne se prive pas.

* «Le motif éphémère. Ornement photographique et architecture au XXe siècle».
Brenda Lynn Edgar, Presses universitaires de Rennes, 2020, 346 pages.