Le Lignon: fleuron de l'urbanisme genevois
Construite entre 1963 et 1971 pour répondre à la pénurie de logements d’après-guerre, la cité du Lignon, près de Genève, demeure l’un des projets d’habitat les plus ambitieux du XXe siècle. Par son caractère pionnier, l’originalité de son implantation, l’audace de ses choix constructifs et techniques, ainsi que son indéniable valeur sociale, elle est aujourd’hui reconnue comme un objet architectural d’exception, bien au-delà des frontières suisses.

Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… Genève en ce temps-là affrontait une grave crise du logement. Pour y remédier, l’État décide en 1963 de transformer le domaine agricole du Lignon, sur la commune de Vernier, en une vaste cité aux lignes futuristes. Le projet est confié aux architectes Georges Addor, Dominique Julliard, Louis Payot et Jacques Bolliger. Les travaux débutent en septembre de la même année. La première phase s’achève quatre ans plus tard, avec la livraison de 1’846 logements. Dès décembre 1965, les premiers habitants emménagent. Une seconde phase, menée entre 1967 et 1971, porte le total à 2780 logements. Conçue pour accueillir 10’500 habitants – ils sont environ 7’000 aujourd’hui, issus de 120 nationalités différentes – la cité du Lignon s’inspire du modèle des cités-satellites européennes: une forte concentration de logements associées à des infrastructures publiques et sociales. Mais ses architectes lui donnent une forme singulière: une barre d’immeubles d’un seul tenant, qui se développe en serpentant, selon une ligne brisée ininterrompue d'environ un kilomètre, suivant le périmètre et le dénivellement de la parcelle. Haute de 15 étages, elle est ponctuée par deux tours de 26 et 30 étages. Cette disposition garantit à tous les appartements une double orientation (côtés Jura et Salève) et l’absence totale de vis-à-vis.

Deux piscines
Par ses dimensions hors norme, la cité du Lignon détient un record: elle forme le plus long immeuble de Suisse. La barre et les tours se caractérisent par des façades lisses en verre et en aluminium, rythmées par des stores colorés. Un soin particulier est apporté aux équipements extérieurs. La plus haute tour est dotée de deux piscines sur son toit, et les espaces verts sont soigneusement aménagés par un paysagiste. Un vaste parc composé de pelouses, d’arbres, de chemins de promenade, de places et d’aires de jeux entoure la cité. Celle-ci abrite également une école, un centre commercial, un centre médical, deux églises (une catholique et une protestante), un club pour personnes âgées et un bureau communal. L’objectif était clair: créer un quartier capable de fonctionner de manière autonome. Fait intéressant, logements sociaux (en loyer modéré et bon marché), loyers libres et propriété par étage cohabitent derrière les façades unitaires sans aucune différenciation dans l’apparence extérieure du bâtiment. Cette formule audacieuse unira dans un cadre magnifique des milieux sociaux différents, favorisant l’harmonie entre eux. Le principe de mixité sociale, très en vogue aujourd’hui, fera en effet ses preuves au fil des ans, contredisant ainsi les prévisions quelque peu catastrophiques des sociologues. En 1995, à l’occasion des trente ans du Lignon, la RTS y consacre un reportage. Les images d’archives témoignent du bien-être des habitant(e)s. Ici, affirment-ils, règne une douceur de vivre insoupçonnée, même si la cité n’échappe pas aux enjeux de son époque.
Détail amusant: imaginé comme une réponse temporaire à la crise du logement, l’ensemble en préfabriqué n’était censé durer qu’une vingtaine d’années, selon ses bâtisseurs. L’histoire leur a donné tort. En 2009, quarante ans après sa construction, la cité du Lignon est classée monument par l’État de Genève, en reconnaissance de sa valeur patrimoniale et architecturale. Le site attire désormais des architectes du monde entier – certains viennent même du Japon! – venus étudier cet exemple unique d’urbanisme intégré, alliant ambition sociale, qualité de vie et innovation constructive.
Une rénovation primée
Entre 2012 et 2022, la cité du Lignon fait l’objet d’une vaste opération de rénovation menée par le bureau Jaccaud + Associés. Ce projet ambitieux est rapidement salué par plusieurs distinctions prestigieuses: le prix Europa Nostra, un Arc Award 2022, ainsi qu’un Lapin d’or décerné par le magazine Hochparterre et le Musée du design de Zurich. Les premiers travaux, entamés en 2012, portent sur deux bâtiments pilotes: la rénovation des façades du numéro 49 et des gaines techniques du numéro 11 permettent d’expérimenter les méthodes avant de les appliquer à l’ensemble. En 2017, l’Entreprise Totale Losinger Marazzi, en collaboration avec Jaccaud + Associés, lance la première grande phase d’assainissement de 17 montées d’immeubles - réparties sur 13 à 19 niveaux - dans la célèbre barre à la ligne brisée. Ce chantier s’articule autour de trois axes majeurs: l’amélioration thermique des façades et des coursives, la mise aux normes de sécurité des cages d’escalier et des portes palières, et la rénovation des colonnes montantes ainsi que des gaines techniques. En 2019, le Conseil municipal de Vernier accepte à l’unanimité d’inscrire la cité verniolane à l’Inventaire fédéral des sites construits d’importance nationale à protéger en Suisse. Une reconnaissance supplémentaire pour ce projet visionnaire, qui n’a jamais cessé d’évoluer.

LE SAVIEZ-VOUS?
Avant de devenir le quartier que l’on connaît aujourd’hui, le domaine du Lignon portait les noms de Gourbattes puis Grebattes, en référence au nant (ruisseau) qui le traversait.
En 1791, Francis d’Ivernois, avocat et homme politique genevois, acquiert cette campagne et la rebaptise «Le Lignon» en hommage à la rivière du Forez évoquée dans le roman pastoral L’Astrée d’Honoré d’Urfé.
Ce nom est resté et désigne désormais l’ensemble du quartier.