Urbanisme

Le sol devient acteur de la planification

À Fribourg, un laboratoire explore comment les sols peuvent redevenir un acteur central de l’aménagement du territoire. Baptisé LASOL, ce projet collectif cherche ainsi à concilier urbanisation et respect d’une ressource longtemps négligée.

Cette enclave agricole de plus de 80 hectares concentre quatre projets majeurs: la construction du nouvel hôpital cantonal, la couverture d’un tronçon autoroutier, l’aménagement d’un parc urbain et la création d’un pôle d’activités.
Cette enclave agricole de plus de 80 hectares concentre quatre projets majeurs: la construction du nouvel hôpital cantonal, la couverture d’un tronçon autoroutier, l’aménagement d’un parc urbain et la création d’un pôle d’activités. - Copyright (c) État de Fribourg
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Sous l’apparente banalité de la terre que l’on foule chaque jour se cache un patrimoine vivant, complexe et lent à se constituer... Sachant qu’il faut parfois plus d’un millénaire pour que dix centimètres de sol se forment, cette ressource se raréfie à une vitesse vertigineuse. En Suisse, on estime que 42 m2 de sol disparaissent chaque minute (six ou sept terrains de football par jour) sous l’effet de l’urbanisation. C’est de ce constat qu’est né LASOL, un Living Lab inédit réunissant architectes, urbanistes, ingénieurs, pédologues et autorités publiques autour d’une même question: «Qui doit faire quoi, quand et comment pour mieux prendre en compte la valeur des sols dans l’aménagement du territoire?».

«Nous avons voulu dépasser la simple injonction visant à utiliser le sol avec mesure qui est inscrite dans la loi sur l’aménagement du territoire», explique Séréna Vanbutsele, architecte-urbaniste et professeure à la Haute école d'ingénierie et d'architecture de Fribourg (HEIA-FR). Avant d’ajouter: «Aujourd’hui, on parle du sol comme d’une surface à préserver mais rarement de sa qualité. Or, ses fonctions (production, régulation de l’eau, habitat, support, matière première ou encore mémoire archéologique) sont vitales pour nos écosystèmes.»

Dans le cadre d’un mandat d’études parallèles, plusieurs bureaux d’architectes ont dû travailler sur ce développement en prenant davantage en compte le sol.diaporama
Dans le cadre d’un mandat d’études parallèles, plusieurs bureaux d’architectes ont dû travailler sur ce développement en prenant davantage en compte le sol.

Chamblioux-Bertigny, le terrain d’expérimentation

Pour mettre ses idées à l’épreuve, le laboratoire s’est appuyé sur un cas concret qui n’est autre que celui de la densification du secteur de Chamblioux-Bertigny, une enclave agricole de plus de 80 hectares située entre Fribourg et Givisiez. Le site concentre plusieurs projets majeurs (la construction du nouvel hôpital cantonal, la couverture d’un tronçon autoroutier, l’aménagement d’un parc urbain). Autant d’enjeux qui en font un terrain idéal pour tester de nouvelles approches.

«Nous avons créé un véritable environnement de projet, un lieu où se croisent chercheurs, praticiens et représentants de l’administration. L’objectif était de comprendre comment les acteurs interagissent, avec quels outils et comment chacun peut agir à son niveau pour intégrer la stratégie Sol Suisse dans ses pratiques », raconte Julie Riondel, architecte et collaboratrice scientifique à la HEIAFR. Cette stratégie nationale, entrée en vigueur en 2022, encourage justement la prise en compte des fonctions écologiques des sols dans la planification. Mais sa portée reste essentiellement stratégique. «Il ne s’agit pas d’une loi. C’est donc aux cantons, aux communes et aux professionnels de transformer ces intentions en actes concrets», souligne Séréna Vanbutsele.

Une cartographie du pouvoir

L’un des premiers constats du projet a été frappant: ceux qui ont le plus de pouvoir décisionnel ne sont pas toujours ceux qui manifestent le plus grand intérêt pour les sols. À travers des cartes d’acteurs et des lignes du temps, l’équipe de LASOL a donc mis en lumière les zones d’interaction (et de friction) entre experts, politiques et techniciens. «Nous avons pu visualiser qui agit, à quel moment du projet et avec quels outils», détaille Julie Riondel. Un travail qui a révélé les silos entre ingénieurs, urbanistes, environnementalistes et collectivités qui
travaillent en parallèle sans toujours se parler. Alors, pour y remédier, LASOL a élaboré une base de données d’outils existants, allant de la législation fédérale à des indices de qualité des sols (IQS), en identifiant les lacunes à combler dans la pratique courante.

Rendre visible l’invisible

Parmi les approches évaluées par le laboratoire figure l'appropriation par les non spécialistes, d'un indice de qualité des sols (IQS) développé par la fondation Durabilitas, le KOBO et les autorités cantonales. Un outil cartographique permettant de traduire la complexité pédologique (des sols) en données exploitables par les urbanistes. «Les cartes de sols traditionnelles sont illisibles pour le commun des mortels. Elles coûtent cher et ne sont pas disponibles. L’IQS, lui, agrège des géodonnées existantes pour produire des cartes thématiques (régulation des crues, biodiversité, stockage de carbone, etc) à différentes échelles», détaille Anne-Claude Cosandey, associée du bureau DAC et pédologue de formation.

Concrètement, ces cartes attribuent à chaque parcelle une note de qualité selon plusieurs fonctions écologiques. «Cela permet de comparer un état avant et après projet. L’idée, à terme, pourrait être d’intégrer une valeur cible de qualité des sols dans les cahiers des charges architecturaux, comme on le fait déjà pour les coefficients d’utilisation du sol ou de densité», précise David Martin, également associé du bureau DAC. À Chamblioux-Bertigny, cette approche a permis d’identifier des zones agricoles à haute valeur écologique qu’il serait préférable de préserver, et d’autres, plus dégradées, où la construction aurait un impact moindre. «C’est un outil d’aide à la décision, pas une vérité absolue, mais il donne enfin une voix au sol dans les pesées d’intérêts qui président à la planification urbaine», nuance la professeure Séréna Vanbutsele.

LASOL a créé plusieurs cartes de lecture facilitée pour connaître les zones où éviter l’urbanisation.diaporama
LASOL a créé plusieurs cartes de lecture facilitée pour connaître les zones où éviter l’urbanisation.

Des cahiers des charges plus exigeants

Autre levier d’action: les mandats d’études parallèles et leurs cahiers des charges. «Ce sont des documents puissants. Ce qu’ils exigent ou non détermine directement la qualité des projets de construction qui suivront», appuie David Martin. L’analyse de deux concours successifs sur le site de Chamblioux-Bertigny démontre la lacune du système actuel. En 2019, le mot «sol» n’apparaissait que deux fois dans les documents envoyés aux bureaux d’architectes, tandis qu’en 2024, grâce à la volonté du Canton de Fribourg, il était davantage présent et assorti de critères précis.

Les équipes candidates ont typiquement dû proposer un schéma de gestion des sols, limiter les décapages, valoriser la terre végétale et expliciter les principes de régulation hydrique. «Lorsque le cahier des charges le demande, cela se voit immédiatement dans les rendus», soutient Anne-Claude Cosandey. Encore faut-il que les jurys soient eux-mêmes formés. «Dans beaucoup de concours, il n’y a aucun spécialiste du sol avec droit de vote. On a souvent des experts-conseils, mais leur parole reste périphérique», observent unanimement les chercheurs du laboratoire. Pour LASOL, la formation et la sensibilisation des acteurs de tout projet de développement, quel que soit sa taille, sont désormais des priorités.

Des mesures dans le sol du secteur en développement de Chamblioux- Bertigny ont été effectuées afin de valider les recherches du laboratoire LASOL.diaporama
Des mesures dans le sol du secteur en développement de Chamblioux- Bertigny ont été effectuées afin de valider les recherches du laboratoire LASOL.

Fribourg, pilote d’une nouvelle culture du sol

Le canton de Fribourg fait figure de pionnier dans ce domaine. Sa stratégie de durabilité, intégrant de plus en plus la question des sols, a permis d’expérimenter des démarches inédites. «Il y a une volonté politique réelle, affirme Anne-Claude Cosandey. Le projet de couverture d’autoroute, au départ imaginé pour réduire les nuisances sonores, est devenu un catalyseur de réflexion sur le rapport entre infrastructures et sols vivants.» Le Living Lab a également mis en évidence l’importance d’un acteur tiers, neutre et académique, capable de rassembler les différents partenaires. «Sans ce rôle de médiation, chacun resterait dans des logiques cloisonnées. LASOL a pu capitaliser sur un terreau favorable mais il reste encore beaucoup à faire pour que ces pratiques deviennent systématiques», constate Séréna Vanbutsele.

Vers une planification plus vertueuse

Reste la question de la normalisation. «Aujourd’hui, tout le monde comprend ce que représente la hauteur d’un bâtiment, parce que c’est normé. L’indice de qualité des sols, lui, ne l’est pas encore. Nous travaillons à une méthode partagée, pour qu’un jour, il devienne aussi évident de parler de qualité des sols que de densité bâtie», conclut Séréna Vanbutsele. Quant au projet Chamblioux-Bertigny, même si celui-ci ne sera pas exemplaire sur toute la ligne (puisqu’il sacrifie une partie de sols de bonne qualité), la volonté de limiter les impacts et d’en tirer des leçons est là. Une lucidité qui anime les équipes du Living Lab, qui poursuivent leurs recherches pour rendre leurs outils accessibles au plus grand nombre. L’objectif, encore une fois, étant que chaque planificateur, urbaniste ou commune puisse consulter en quelques clics l’état des sols avant d’initier un projet.

À travers LASOL, c’est donc toute une culture professionnelle qui doit évoluer. L’aménagement du territoire ne devrait, à l’avenir, plus se limiter à répartir les mètres carrés bâtis mais s’ouvrir à la compréhension fine du milieu vivant sur lequel il s’appuie, le sol n’est pas un simple support. Il s’agit d’un partenaire silencieux du projet urbain. Apprendre à construire avec lui (et non contre lui) est une révolution lente, mais nécessaire.

Les six objectifs de la stratégie Sol Suisse :

1. Réduire la consommation de sol.
2. Prendre en compte ses fonctions dans l’aménagement du territoire.
3. Protéger les sols contre les atteintes persistantes.
4. Restaurer les sols dégradés.
5. Sensibiliser à leur valeur et à leur vulnérabilité.
6. Favoriser la coopération internationale.