Modernisme

Mogno: l'église née d'une avalanche

À 1180 mètres d’altitude, dans le village tessinois de Mogno, se dresse l’église San Giovanni Battista. Devenue un monument emblématique de la région, ce lieu de culte imaginé par le célèbre architecte suisse Mario Botta est une réponse architecturale à la force dévastatrice de la nature. Décryptage.

Les deux cloches, qui datent de 1746, sont les seuls éléments récupérés des restes de la petite église balayée par l’avalanche.
Les deux cloches, qui datent de 1746, sont les seuls éléments récupérés des restes de la petite église balayée par l’avalanche. - Copyright (c) Wikicommons/Monster4711
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Mario Botta déteste les dimanches. À 15 ans, il quitte les bancs de l’école secondaire pour un apprentissage dans un cabinet d’architectes. L’entrée dans le monde du travail lui plaît tellement qu’il redoute désormais les vacances et les jours fériés. Ironie du destin: cet homme qui exècre le dimanche a offert à la Suisse l’un de ses plus beaux lieux de recueillement pour ce jour-là.

À l’intérieur, un damier vertigineux qui emporte le regard vers le ciel.diaporama
À l’intérieur, un damier vertigineux qui emporte le regard vers le ciel.

Réalisée entre 1994 et 1996, l’église San Giovanni Battista, dans le village tessinois de Mogno, n’aurait sans doute jamais vu le jour sans une avalanche dévastatrice. Le 25 avril 1986, à 7 h 15, une coulée de neige emporte en effet une partie du village et détruit l’ancienne église bâtie en 1636. En quelques minutes, quatre siècles d’histoire et de mémoire disparaissent. Anéantis, les Mognesi se sentent dépossédés d’un morceau de leur identité. Très vite, un comité se forme pour reconstruire le lieu de culte. La tâche est confiée à Mario Botta. Il lui faudra dix ans pour venir à bout de ce chantier hors norme. «Ce projet, quasiment initiatique, m’a enseigné une réalité qui m’a accompagné durant toute ma carrière: les résistances que l’on rencontre dans la mise en oeuvre d’un projet architectural sont proportionnelles à sa puissance», confiait-t-il dans les colonnes du Temps.

Une bataille humaine

Les difficultés sont multiples. D’abord, l’altitude: reconstruire à 1180 mètres, c’est défier les éléments. «J’ai repris cette très ancienne bataille entre l’homme et la montagne», résume Botta. Ensuite, le projet ne fait pas l’unanimité: une partie de la population rejette l’audace de l’architecte. Beaucoup décrient son style moderne, perçu comme un défi aux traditions locales et à l’histoire du lieu. «Si j’avais pondu un projet banal, je n’aurais pas eu la moitié des habitants du village contre moi et ces centaines d’articles critiquant le projet, poursuit Botta. C’était d’une grande violence quand on songe que ce projet était entièrement financé et que j’avais même renoncé à mes honoraires…». Malgré les critiques, il persiste, soutenu par sa femme, Maria Della Casa Botta. «Sans elle, j’aurais sans doute cédé au découragement et abandonné le projet.» Aujourd’hui, les Mognesi lui en savent gré.

Le toit vitré en forme de cône inversé permet à la lumière naturelle de pénétrer l’espace intérieur.diaporama
Le toit vitré en forme de cône inversé permet à la lumière naturelle de pénétrer l’espace intérieur.

Une forteresse de pierre et de lumière

Car le bâtiment, bien sûr, est un chef d’oeuvre. Mario Botta, dont la frénésie de travail embrasse toutes les typologies – maisons, écoles, banques, bibliothèques, musées –, avoue d’ailleurs une préférence marquée pour les églises: «Si je pouvais, je ne ferais que du sacré. Il y a encore beaucoup à explorer dans ce domaine.» Sans doute est-ce cette inclination pour le spirituel qui explique pourquoi l’église de Mogno exerce une telle force sur celles et ceux qui la découvrent.

De l’extérieur, un cylindre rayé noir et blanc. À l’intérieur, un damier vertigineux qui emporte le regard vers le ciel. Sans fenêtre, l’église n’est éclairée que par son toit vitré, véritable puits de lumière. D’une superficie de 123 m² et d’un volume de 1 590 m³, l’église s’élève à l’emplacement exact de celle du XVIIe siècle. Elle conserve la même orientation et reprend la hauteur du clocher disparu, soit 17 mètres. Le parvis se trouve sur l’emplacement du cimetière, alors que l’ossuaire a été reconstruit à sa place d’origine. Les deux cloches, qui datent de 1746, sont les seuls éléments récupérés des restes de la petite église balayée par l’avalanche.

L’église a été construite sur les ruines d’une église précédente détruite par une avalanche, symbolisant la résilience et l’harmonie entre l’architecture et la nature.diaporama
L’église a été construite sur les ruines d’une église précédente détruite par une avalanche, symbolisant la résilience et l’harmonie entre l’architecture et la nature.

Les murs mesurent deux mètres d’épaisseur à la base et s’affinent progressivement jusqu’à cinquante centimètres au sommet. Pour défier les éléments, Mario Botta alterne pierre brute et marbre blanc de la région. Le gneiss, proche du granit et extrait des carrières de Riveo dans la vallée Maggia, a été travaillé dans le sens des veines. Le marbre provient de la carrière Cristallina, dans la vallée de Peccia. La puissance de l’édifice repose sur plusieurs éléments: les arcs boutants qui renforcent la résistance aux évènements naturels, la bichromie des parois en élévation et l’usage limité de matériaux, la pierre et le fer comme moyens de soutien du toit en verre. L’édifice repose également sur une maçonnerie massive, ancrée dans la cuvette absidiale et renforcée par des chapelles latérales qui créent un effet de dynamisme maîtrisé. «La technique de construction, explique Botta, renvoie à la tradition: la pierre n’est pas un simple revêtement, mais une valeur structurelle. Elle est montée selon la technique dite a sacco, c’est-à-dire avec des blocs de pierre dont l’espace est rempli de béton.» L’exiguïté des dimensions, enfin, est sublimée par une subtile synthèse géométrique: rectangle, ellipse et cercle se répondent. L’espace régulier du soubassement incarne la condition humaine, tandis que le toit circulaire en verre suggère la perfection divine…