«Mon grand-père a commencé dans un bureau de tabac»
Longchamp est l’une des rares marques de luxe encore en main familiale. Sophie Delafontaine, directrice artistique et copropriétaire de l’enseigne, était à Lausanne à l’occasion de la réouverture de la boutique.

C’est dans les années 30 que tout a commencé, dans un simple bureau de tabac situé boulevard Poissonnière, dans le second arrondissement de Paris. Parce qu’il possédait un grand stock de pipes, Jean Cassegrain, le propriétaire, a eu l’idée de les gainer de cuir et d’en faire des objets élégants. De la pipe, il est passé aux étuis à cigarettes et à passeport, puis aux trousses de toilettes. Et devient, un peu par hasard, un marchand de petite maroquinerie. Parce que son nom était déjà pris, Jean Cassegrain a baptisé son entreprise Longchamp, du nom du fameux hippodrome parisien, en 1948.

Aujourd’hui, Longchamp crée des sacs, des collections de mode et des accessoires. L’entreprise familiale emploie 3200 personnes à travers le monde, avec un réseau de plus de 1 300 points de vente dont 300 en propre. Son chiffre d’affaires n’est pas dévoilé mais il dépassait les 500
millions dès 2015. Elle possède six sites de production en France, deux à l’étranger, et 9 ateliers en partenariat. La maison est dirigée par la 3e génération de la famille Cassegrain et la 4e est déjà en place.
Longchamp a toujours mis un point d’honneur à créer des objets de luxe abordables et durables mais l’entreprise a décidé de pousser plus avant cette démarche. Depuis cette année, Le Pliage®, le fameux sac pliable le plus vendu au monde qui fut lancé en 1993 avec ses anses en Cuir de Russie, est désormais fabriqué en nylon recyclé.
Quand on arrive dans la boutique il n’y a pas de comptoir, rien qui indique que c’est un magasin. Est-ce pour rendre l’acte d’achat plus convivial ?
Cela me fait plaisir que vous l’ayez remarqué. Nous voulions casser les codes de la boutique traditionnelle. Nous sommes une entreprise familiale française et indépendante et nous voulions convier les clients à entrer dans notre univers comme si on les invitait dans notre salon parisien. Il n’y a pas de personnel de vente derrière le comptoir car cela n’existe pas quand on accueille des amis. Les clients peuvent s’asseoir sur le canapé, sur les tabourets, passer un bon moment, même si évidemment nous sommes là pour présenter les collections et les vendre.
Quand on crée des collections pour une maison née en 1948, on doit à la fois respecter le passé, parler du présent tout en se projetant dans le futur. Comment faites-vous ?
Depuis que je travaille dans la maison, celle-ci s’est transformée mais tout s’est fait petit à petit. Mon grand-père a commencé avec un bureau de tabac sur les Grands Boulevards et aujourd’hui nous avons 300 boutiques. J’ai la chance de pouvoir m’appuyer sur un savoir-faire extraordinaire puisque nous sommes fabricants: nous avons nos propres ateliers. Je m’appuie aussi sur ce que m’a transmis mon père: ne pas faire de compromis sur la qualité, sur la fonctionnalité. Nous voulons créer un produit juste, avec les bonnes proportions, les bons détails, le bon prix, tout en lui apportant une créativité, une énergie. Nous cherchons à développer de nouvelles histoires tout en utilisant de nouvelles matières…
Vous possédez des ateliers et vous travaillez aussi avec des partenaires. Comment avez-vous fait face aux problèmes de ruptures de production ?
C’est toujours très compliqué et c’est l’un de nos plus gros challenges. Après une année où tous nos points de vente étaient fermés, nous nous retrouvons confrontés à une reprise très forte, à un engouement pour la marque qui nous fait chaud au cœur mais qui nous place devant d’autres problématiques : il faut recruter et former de nouvelles personnes pour nos ateliers et nous approvisionner en matières. Nous avons connu des ruptures de stock, en ce qui concerne certains produits, mais les choses commencent à revenir dans l’ordre. Le fait d’être fabricant et d’avoir nos propres ateliers nous donne une réactivité qui est une force: nous pouvons mettre l’accent sur tel ou tel produit, mais nous devons apprendre à être très agiles et nous avons revu nos process en ce sens.

Fabriquez-vous toujours la moitié de vos produits dans vos propres ateliers ?
Oui, la moitié de nos produits sont fabriqués en France. Notre maison a d’ailleurs reçu en 2007 le label « Entreprise du Patrimoine Vivant », qui distingue les entreprises françaises aux savoir-faire artisanal et industriel d’excellence. Nous produisons le reste en Asie mais nous faisons en sorte que ces produits soient distribués dans cette région, idem pour l’Europe afin d’éviter les transferts de marchandises stupides.
Chaque année environ 60’000 produits passent dans vos ateliers de restauration. Aujourd’hui, nous devons penser durabilité sans nier les nouveautés. Comment faites-vous face à ce paradoxe ?
Ce n’est pas antinomique. Chez nous les réparations existent depuis longtemps: je les ai connues quand j’étais petite fille. Le fait que nous maîtrisions notre propre savoir-faire nous permet de faire du service après-vente. J’aime passer dans l’atelier et voir des objets qui ont 20, 30, 40 ans… C’est un signe de reconnaissance et d’attachement de la part de nos clients. Mais ce n’est pas antinomique avec l’envie de se faire plaisir et de s’offrir de nouveaux sacs. La taille des sacs a fortement diminué ces dernières années parce qu’avant, on avait besoin d’y mettre des agendas énormes, alors qu’aujourd’hui tout tient dans un téléphone. Les envies, les besoins évoluent et la création est là pour y répondre ou les provoquer.
Une entreprise familiale comme la vôtre connaît des cycles: de 2006 à 2016 vous avez connu une croissance extraordinaire, puis un ralentissement, puis il y a eu la pandémie début 2020. Où vous situez-vous fin 2022 ?
Dans un super cycle ! Je travaille avec mes deux frères Jean et Olivier. Les fils de Jean (Cassegrain, CEO de Longchamp) nous ont rejoint et c’est merveilleux de voir arriver cette nouvelle génération. En termes de business, nous allons terminer l’année largement au-dessus de nos chiffres de 2019 et au-dessus de nos prévisions.
Quels sont vos marchés les plus porteurs ?
Toute l’Europe est très porteuse mais la France est notre marché n°1. Et juste derrière il y a les Etats-Unis et la Chine. Notre force est de ne pas être trop dépendant d’un marché en particulier. C’est sain de maintenir un équilibre.
Avez-vous un sac Longchamp préféré ?
J’en ai plusieurs, mais je dirais Le Pliage. C’est mon père qui l’a créé. C’est un produit que je trouve fantastique, beau, ingénieux, innovant. Il n’y a rien de plus difficile dans le domaine du design que de créer quelque chose de très simple et épuré, avec une forte personnalité. J’ai beaucoup de plaisir à le retravailler sans cesse et de continuer à le faire vivre.