Interview

« Nos bâtiments ont été érigés sans égard pour l'environnement »

Jeff Merritt, cadre supérieur au Forum économique mondial (WEF), œuvre à redéfinir l’avenir de l’immobilier. Pour ce faire, il a rassemblé des leaders du monde entier.

Jeff Merritt.
Jeff Merritt. - DR

Chaque mois de janvier, une cinquantaine de chefs d’État et de gouvernement, une septantaine de dirigeants d’entreprises figurant dans la liste du magazine « Fortune 100 », ainsi que de nombreux autres leaders de divers horizons, convergent vers Davos pour participer à la réunion annuelle du Forum économique mondial (WEF). Cependant, la réunion davosienne n’est de loin pas l’unique activité du WEF. À l’origine axée sur l’organisation de conférences internationales, cette fondation genevoise a graduellement élargi son champ d’action pour intégrer une série d’activités telles que la cocréation de contenu, la gestion de communautés, ainsi que la cogestion et l’incubation de projets pilotes.

C’est dans ce contexte que Jeff Merrit, responsable de la transformation urbaine pour le WEF, a rassemblé des dirigeants du monde entier, aussi bien du secteur privé que du secteur public et de la société civile. Le but de son groupe de travail est de redéfinir l’avenir de l’immobilier. Interview de ce membre du Comité exécutif du Forum.

L’architecture intérieure du siège mondial du WEF est élégante, lumineuse et fonctionnelle.
L’architecture intérieure du siège mondial du WEF est élégante, lumineuse et fonctionnelle.

Durant vos travaux visant à redéfinir le secteur immobilier et l’urbanisme, quels critères ont été pris en considération ?

Nos principaux critères de réflexion concernant l’avenir de l’immobilier sont : comment le secteur de l’immobilier et l’urbanisme peuvent-ils s’adapter au monde actuel ? Comment prendre en compte la durabilité ? Quelle est leur résilience ? Et surtout quelle est leur accessibilité financière ?

Les réflexions de votre groupe de travail ont généré une multitude de propositions concrètes ainsi que des catalyseurs de changements. Néanmoins, quelle est la priorité absolue ?

L’élément crucial est la reconnaissance que, jusqu’à présent, nos villes et nos bâtiments ont été érigés selon des normes conçues pour une époque révolue, sans égard pour l’environnement et en supposant que les ressources naturelles étaient inépuisables. Plutôt que de privilégier les constructions rapides et bon marché, l’impératif actuel consiste à édifier de manière durable et adaptable. Compte tenu des nombreuses incertitudes liées à l’avenir, telles que les pandémies, l’adaptabilité revêt une grande importance.

Est-ce que vos recommandations produiront avant tout des résultats à long terme ?

Pas nécessairement. Tout ce qui concerne la durabilité doit être mis en œuvre rapidement compte tenu de l’urgence climatique. Heureusement, les effets positifs de ces changements peuvent se manifester sans délai, notamment en termes d’économie d’énergie. Une grande partie du secteur privé, y compris les promoteurs immobiliers et les locataires, s’est fixé des objectifs ambitieux et rapides. Les gouvernements ont également défini des buts à atteindre. Ainsi, je m’attends à des résultats rapides, en particulier dans les pays développés. Cependant, sur d’autres sujets, la mise en œuvre prendra beaucoup plus de temps car le secteur de la construction est particulièrement résistant aux changements.

Les politiciens doivent être réélus à intervalles réguliers. Est-ce que cela entrave la mise en place d’initiatives à long terme ?

En fait, cette réalité favorise le lancement d’initiatives rapides moyennant l’utilisation d’outils éprouvés, telle que l’optimisation des ressources énergétiques. Étant donné que le succès engendre le succès, des actions positives à court terme peuvent stimuler la mise en œuvre d’autres actions à plus long terme, avec des retours sur investissement dans cinq à dix ans, voire plus. Ces dernières initiatives exigent souvent une collaboration entre le secteur privé et la fonction publique.

Le siège du WEF est situé à Cologny, dans le canton de Genève, avec une vue imprenable sur le lac Léman.
Le siège du WEF est situé à Cologny, dans le canton de Genève, avec une vue imprenable sur le lac Léman.

Les nouvelles technologies contribuent-elles à accélérer les changements que vous prônez ?

À mon sens, plus la technologie est élémentaire, plus son impact sera significatif. Par exemple, il importe de commencer sans attendre par utiliser des « simples » systèmes d’optimisation de l’énergie dans les bâtiments. Dans un deuxième temps, la technologie de jumeau numérique (digital twin) peut s’avérer utile : l’idée est de reproduire et de simuler fidèlement la réalité physique des bâtiments pour éviter le recours à des projets pilotes. Finalement, l’exploration de technologies plus avancées telles que l’internet des objets (IoT) ou la blockchain peut être envisagée.

Votre groupe de travail rassemble des dirigeants du monde entier. Les divergences d’opinions sont-elles significatives ?

Les points de convergence sont bien plus marqués que les divergences d’opinions car tous ces dirigeants sont convaincus de la nécessité de réformer l’immobilier. Cependant, selon les régions, des disparités subsistent quant à la priorisation des actions et à la rapidité de leur mise en œuvre. Par exemple, les CEO du Sud Global sont plus sur la défensive car ils sont confrontés à des taux de croissance extrêmement élevés, notamment d’implantations informelles.

Parlons du contexte suisse. Contrairement à la France, la Suisse présente une forte décentralisation urbanistique. Une bénédiction ou une malédiction ?

La question du degré idéal de centralisation est complexe et, à mon avis, il n’y a pas de solution unique. En général, et au-delà des considérations purement urbanistiques, la décentralisation est bénéfique à condition d’être subordonnée à des principes communs, à une sorte d’étoile du Nord. Néanmoins, je suis d’avis que la planification urbaine ne devrait pas être excessivement centralisée, car il est crucial de tenir compte des spécificités de chaque communauté, notamment pour optimiser leur durabilité et leur résilience.

En août 2023, le WEF a inauguré la «Villa Mundi», une villa protégée à l’inventaire genevois.
En août 2023, le WEF a inauguré la «Villa Mundi», une villa protégée à l’inventaire genevois.

En Suisse, la majorité des résidents sont locataires plutôt que propriétaires…

L’aspect crucial n’est pas le fait d’être locataire ou propriétaire. L’important est de veiller à ce que les incitations prennent en compte ces caractéristiques et maximisent les impacts sur la durabilité. À titre d’exemple, celui qui investit dans un thermostat intelligent doit en tirer des bénéfices sous forme de facture d’énergie réduite.

À Genève, la réglementation limite les loyers pour les citoyens à bas revenu ce qui décourage les nouveaux développements résidentiels et engendre une pénurie de logements...

Chaque année, notre Forum publie The Global Risks Report, soit un rapport sur les risques mondiaux. En 2023, le principal risque identifié était le coût de la vie. Pour cette raison, le centre que je dirige a réuni des leaders de différents horizons pour explorer des moyens d’améliorer l’accessibilité financière aux logements et aux bureaux. Nous avons défini un catalogue de solutions et toutes les villes sont encouragées à mettre en oeuvre celles qui correspondent le mieux à leurs spécificités.

En Suisse, l’obtention d’un permis de construire peut prendre plusieurs années, avec en plus des risques d’oppositions...

Cette problématique n’est pas propre à la Suisse. Selon mon expérience, la meilleure approche consiste à réunir toutes les parties prenantes du secteur privé et des autorités. Le but de cette démarche est de définir des objectifs communs, tels que la maximisation de la durabilité et de la valeur financière des biens immobiliers, pour ensuite se mettre d’accord sur les simplifications réglementaires à adopter.

JEFF MERRITT EN BREF
Après des études en sciences politiques à l’Université de Michigan puis un Master en développement politique et économique à l’Université de Columbia, Jeff Merritt est devenu en 2014 le premier directeur de l’innovation de la ville de New York. En 2017, il a été recruté par le WEF comme responsable de la transformation urbaine et membre du Comité exécutif.