Discrimination liée à l'âge

Pourquoi la pandémie a accentué l'âgisme et comment y remédier

L'inégalité de traitement fondée sur l'âge dans le cadre d'une procédure d'embauche est un phénomène très répandu en Suisse qui s'est aggravé pendant la crise sanitaire. Explications.

En forçant des travailleurs à partir trop tôt à la retraite sur un critère d'âge rigide, les employeurs se privent de leur savoir-faire
En forçant des travailleurs à partir trop tôt à la retraite sur un critère d'âge rigide, les employeurs se privent de leur savoir-faire - Copyright (c) LDD
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Le jeunisme au travail est une réalité bien connue des seniors à la recherche d’un emploi. Jugez plutôt: en Suisse, en 2020, la part des chômeurs âgés de 55-64 ans était de 52%, contre 28% chez les 25-39 ans, selon le Département fédéral de l’économie. Même constat en France. «J’ai dirigé des testings par envoi de CV, dit le sociologue Jean-François Amadieu, auteur de nombreux ouvrages sur les différentes formes de discriminations présentes dans nos sociétés. Au-delà de 50 ans, les chances de poursuivre le recrutement après avoir passé le premier stade de la sélection sont réduites. On peut estimer qu’en moyenne nationale, et pour différents types d’emplois, elles sont trois fois inférieures à celle d’un candidat de 28-30 ans.» Fait étonnant: le secteur public discrimine tout autant que le secteur privé. A l’Etat de Genève, un fonctionnaire* nous confie avoir reçu des consignes très précises pour repourvoir un poste. «Nous avons reçu 700 candidatures pour le poste de secrétaire. Je devais éliminer les personnes de plus de 50 ans mais aussi les jeunes, sans enfants.»

Préjugés exacerbés

Les employeurs cherchent des travailleurs performants, jamais en arrêt maladie, et les éventuels problèmes de santé des seniors les effraient

Pour tenter de mieux saisir ce phénomène, quatre agences de l’ONU se sont récemment réunies pour produire un rapport de plus de 200 pages. «Etre vieux (soit «âgé de plus de 50 ans»), c’est être, au travail, potentiellement déprimé, incompétent, rigide, et avec une motivation en berne», lit-on. Les «jeunes», eux, sont tour à tour considérés comme «énergiques, technophiles et travailleurs». Mais il existe aussi des clichés dans l’autre sens: ainsi, les jeunes sont aussi perçus comme «narcissiques, déloyaux et paresseux quand leurs aînés héritent d’autres qualités telle que la fiabilité ou la capacité à diriger une équipe».

La pandémie n’a fait qu’exacerber ces préjugés. «Les personnes âgées ont été dépeintes par les médias comme uniformément fragiles et vulnérables, nécessitant notre protection, alors que les jeunes [ont été] présentés comme invincibles, imprudents et irresponsables», lit-on encore. Le rapport ajoute que considérer les seniors comme un groupe homogène ne permet pas de tenir compte de leurs profils multiples – l’état de santé se mesure de différentes manières et n’est pas qu’une question d’âge – et renforce leur mise à l’écart. «Les employeurs cherchent des travailleurs performants, jamais en arrêt maladie, et les éventuels problèmes de santé des seniors les effraient», détaille Jean-François Amadieu.

Rappelons rapidement aux recruteurs, qui ont des idées arrêtées sur l’âge, le cas de Maryse Borel. En 2013, cette octogénaire avait donné un rein à sa petite-fille, Camille Victor, 26 ans, atteinte de la maladie de Berger. Après la greffe, Maryse Borel avait indiqué revivre normalement. Elle arpentait les courts de tennis, randonnait en montagne et allait à la pêche aux oursins. «Un cas comme celui-ci est le reflet d’un changement de paradigme, d’un vieillissement de population en forme», avait déclaré à cet égard Manuel Pascual, médecin-chef du service du centre de transplantation d’organes au CHUV. Fermons la parenthèse.

La discrimination fondée sur l'âge coûte des milliards à nos sociétés

Le «grand retard» de la Suisse

La discrimination fondée sur l’âge coûte des milliards de dollars à nos sociétés. En effet, en forçant des travailleurs à partir trop tôt à la retraite sur un critère d’âge rigide, les employeurs se privent de leur savoir-faire. Le rapport note que les politiques et les lois qui traitent du problème de l’âgisme, les activités éducatives qui renforcent l’empathie et dissipent les idées fausses, ainsi que les activités intergénérationnelles qui réduisent les préjugés, contribuent toutes à faire reculer ce phénomène.

Hélas, contrairement à la plupart des Etats de l’Union européenne, la Suisse ne connaît pas d’interdiction légale de la discrimination liée à l’âge. «Des actions en justice ne sont possibles que contre l’Etat en tant qu’employeur en vertu du principe d’égalité inscrit dans la Constitution, pointe Christa Tobler, professeure à l’Université de Bâle, dans les colonnes du journal «Horizon». Aucune base légale n’existe pour des plaintes relatives à des rapports de travail dans le secteur privé. La Suisse a un grand retard à rattraper.» Elle cite un rapport de 2014 de l’Organisation de coopération et de développement économiques selon lequel le taux d’embauche après 55 ans est, en Suisse, inférieur à la moyenne calculée dans la zone OCDE.

L’important c’est l’«âge biologique»

En attendant que notre pays légifère sur cette question essentielle, consolons-nous avec une étude publiée dans le «British Journal of Management», intitulée Looking too old? How an older age appearance reduces chances of being hired. Des chercheurs ont montré à des recruteurs de différentes nationalités des CV mentionnant des âges variés (30 ou 50 ans) et des photos. Il leur a par la suite été demandé s’ils recruteraient ces candidats. Il en ressort que l’âge n’est pas le critère le plus important (il n’a quasiment aucun effet), mais que le visage compte beaucoup. «Faire son âge est un véritable stigmate», assure Jean-François Amadieu. Autrement dit, ce qui est déterminant pour le recruteur, c’est l’«âge biologique» du candidat, pas celui de sa carte d'identité.

La bonne nouvelle? «En un siècle, on a gagné trente-cinq ans de vie, se réjouit Serge Guérin, auteur de «Silver génération». Le rajeunissement est objectif, il n’est plus le fruit de pratiques artificielles [chirurgie, injections, etc]. Regardez une sortie de maternelle. Physiquement, on distingue de moins en moins les parents des grands-parents. Les marqueurs sont brouillés. Dans la tête, c’est la même chose: à 50 ans, ils ne se sentent pas vieux. Aujourd’hui, c’est l’âge du milieu de la vie, pas du début de sa fin.» Et de conclure: «Ils peuvent tout recommencer, que ce soit professionnellement ou affectivement.» A condition de paraître jeunes.

* identité connue de la rédaction