Quand le climat recompose la carte immobilière du Valais
De Blatten aux plaines du Rhône, l’intensification des aléas climatiques met les territoires sous tension. Planifier autrement, protéger mieux et entretenir plus finement demeurent des défis dont l’objectif est de préserver l’habitat et l’accessibilité.

L’éboulement au-dessus de Blatten montagne change plus vite que nos repères. Au-delà du drame humain, c’est toute l’économie immobilière qui se reconfigure: valeur foncière, assurabilité, financement, planification communale et standards. Avec des pluies plus intenses, un pergélisol qui se délite et des cartes de dangers en révision, le marché entre dans une ère où l’exposition aux aléas devient une composante explicite du prix.
Un territoire en première ligne
Avec son relief alpin, la fonte glaciaire et l’urbanisation au contact des couloirs naturels, le Valais cumule les facteurs de vulnérabilité. La brochure 2025 du panorama immobilier valaisan, éditée par la Banque Cantonale du Valais (BCVS) et la Chambre immobilière du Valais (CIV), indique qu’entre 2014 et 2023, plus de 330 événements dommageables ont été recensés, dont treize au-delà de deux millions de francs, et que 2024 et 2025 comptent parmi les années les plus coûteuses depuis 1972. En 2025, l’éboulement du glacier du Birch a enseveli près de 90% du village de Blatten pour des dommages estimés à 320 millions, dont 260 millions sur les bâtiments. La dynamique physique est claire: un air plus chaud retient davantage d’humidité, intensifiant les pluies et leurs effets. «La question majeure est de savoir si les travaux de protection réalisés dans le passé suffisent encore, compte tenu de l’évolution rapide du climat et du dégel du pergélisol», avertit Stéphane Genoud, professeur responsable de l'Exergy Management Lab à l’Institut Entrepreneuriat & Management et de l’Institut Energie et Techniques Envi- ronnementales de la HES-SO Valais-Wallis.
Blatten, ou l’arithmétique brutale d’une «zone rouge»

À Blatten, l’ordre de grandeur d’un terrain constructible avoisinait probablement 500 CHF/m2. Sous le lac formé après l’éboulement, la valeur est désormais nulle: sur 1000 m2, 500'000 CHF s’évaporent, la valeur fiscale s’effondre, la liquidité disparaît. «Il est possible d’assurer un bâtiment ainsi que son contenu mais pas, à ma connaissance, la perte de valeur d’un terrain devenu inconstructible», ajoute Stéphane Genoud. Au-delà des parcelles, l’impact touche aussi les recettes communales et l’activité touristique.

Le filtre qui conditionne le crédit
Dans les secteurs reclassés, l’assurabilité chute et, avec elle, l’accès à l’hypothèque. Le schéma s’impose dans chaque transaction, du risque physique à l’assurabilité, jusqu’au financement. «Un bien non assurable ne peut pas être financé: des ajustements profonds vont suivre», anticipe Stéphane Genoud, en écho aux alertes d’assureurs internationaux sur le coût des extrêmes climatiques. Le phénomène dépasse Blatten et recompose la négociation entre vendeurs, acheteurs, banques et collectivités. Les données confirment ce «re-pricing»: sur environ 28'000 transactions, une maison en zone de danger élevé se vend moins cher qu’un bien comparable en zone sûre (-1,8% pour les crues à -4,9% pour l’avalanche), soit jusqu’à 61'300 CHF de décote pour une villa valaisanne de 1,25 million. À mesure que les cartes s’affinent, ces écarts tendent à se structurer.
Aléas en hausse

Le réchauffement agit comme amplificateur: fréquence et intensité augmentent. En Valais, la part de bâtiments exposés aux fortes pluies, déjà élevée autour de l’an 2000 (89%), atteindrait la quasi-totalité du parc d’ici 2050. L’exposition aux tempêtes grimperait de 86% à 96% à l’horizon 2030, avec des dommages attendus sur toitures, façades et abords arborés. À l’inverse, l’exposition moyenne aux crues fluviales pourrait légèrement reculer d’ici 2080, sans effacer des poches de vulnérabilité: la région de Martigny resterait fortement concernée. D’où la nécessité de revoir priorités d’entretien, prescriptions et pratiques de chantier. «Nous subissons des vents plus forts, mais les exigences actuelles en matière de construction sont déjà élevées», constate Stéphane Genoud. Autrement dit: l’effort se joue autant dans la maintenance et la gestion des abords que dans l’hyperspécialisation des enveloppes.
Urbaniser autrement
La nouvelle géographie du risque impose une lecture transparente des cartes de dangers; certaines zones jugées sûres changeront de couleur. La plaine du Rhône, avec le cas de Chippis en tête, illustre cette bascule: protéger l’ensemble de la vallée exigera des ouvrages conséquents, donc des emprises et des compromis fonciers assumés. «Les communes devront probablement revoir en profondeur leurs règlements de construction et leurs cartes de dangers. En attendant les mises à jour, je ne vois pas une commune accepter un projet sur une parcelle dont le risque doit être réévalué», observe Stéphane Genoud. Les vallées latérales affrontent les mêmes choix entre sécurité, développement et acceptabilité sociale.
La résilience commence par l’eau
Si l’efficacité énergétique demeure essentielle, la résilience climatique redéfinit l’ordre des priorités, à commencer par l’eau. Infiltrer à la parcelle, maintenir la porosité des sols, soulager les réseaux d’eaux claires, surveiller relevés d’étanchéité, cheminements et trop-pleins: des gestes concrets qui préviennent le ruissellement et l’humidification des structures. «Il est essentiel de maintenir la porosité des sols afin d’éviter la surcharge des réseaux; avec les précipitations prévues, l’anticipation vise d’abord la protection des personnes», insiste Stéphane Genoud. Dans ce cadre, documenter l’entretien des gouttières, descentes, regards, ancrages de toiture devient un actif: la preuve du bon comportement du bien face à l’aléa.
La diffusion d’outils d’alerte locaux complète l’arsenal. L’exemple d’Anniviers, avec un dispositif qui transmet les risques dès leur identification, illustre l’intérêt d’un monitoring en temps réel et d’une information précoce. À l’échelle cantonale, la standardisation de ces systèmes et l’ouverture maîtrisée des données feraient gagner du temps aux communes, aux PPE et aux propriétaires. En montagne, la valeur n’est pas qu’une affaire de bâti: il s’agit aussi d’accessibilité. Des fermetures plus fréquentes de routes et d’axes stratégiques pèsent sur l’occupation, compliquent la gestion à distance des résidences secondaires et finissent par se refléter dans la liquidité du marché. «Il faut intégrer les risques d’accessibilité: certaines routes seront plus souvent fermées. Il est probable que des propriétaires envisagent de vendre, mais encore faudra-t-il des acheteurs», note Stéphane Genoud. Dans les stations, la pertinence de certaines localisations devra se mesurer à l’aune de ces contraintes.
Qui paiera?
Le soutien public à Blatten a été conséquent, mobilisant canton et Confédération. Mais la multiplication d’événements coûteux pose une question budgétaire et politique: jusqu’où peut-on indemniser et reconstruire partout, tout le temps? «Peut-on réellement soutenir de la même manière l’ensemble des futurs dégâts? C’est un puits sans fond», tranche Stéphane Genoud. La réponse passera par des arbitrages plus précoces et assumés: reconnaître explicitement où l’on protège, où l’on adapte, et où l’on renonce.
Une culture du risque à partager
La feuille de route se joue en trois volets: des cartes de dangers à jour expliquées sans ambiguïté; une intégration systématique de l’assurabilité dans l’évaluation des biens, des projets et des dossiers de financement; une résilience opérationnelle fondée sur la gestion de l’eau, la maintenance et l’alerte. «Il faudra identifier les nouvelles zones de risque sans retenue et avec courage, afin d’informer correctement propriétaires actuels et futurs», résume Stéphane Genoud. En clair: faire du risque un langage commun, de la commune à la PPE, pour que chaque décision d’achat, de rénovation, de densification et de protection soit prise en connaissance de cause.