Infrastructures

Quel avenir pour les stations-service?

Bien que les prédictions soient pessimistes, les pompes à essence n’ont pas dit leur dernier mot. Face à la promesse d’une mobilité majoritairement électrique, elles se transforment pour s’adapter à un marché qui évolue. Gros plan.

Désastre écologique pour certains, nécessité pour d'autres, les stations-essence font débat
Désastre écologique pour certains, nécessité pour d'autres, les stations-essence font débat - Copyright (c) Unsplash
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Pour des millions de Suisses, faire le plein est une activité du quotidien, tout comme effectuer ses courses ou s’atteler au ménage de sa maison. Près de 5 milliards de litres d’essence et de diesel sont ainsi consommés par le pays chaque année. Désastre écologique pour certains mais nécessité pour d’autres, les politiques publiques ont fini par trancher cet éternel débat: le secteur des transports (qui représente un tiers de nos émissions de CO2) sera finalement un levier majeur de la transition énergétique.

Place à une mobilité sans hydrocarbures

Autrement dit, fini les carburants polluants, cap sur les solutions plus vertes. Pour cela, la Suisse a d’abord misé sur l’hydrogène... avant de se rendre compte que cette option serait trop coûteuse (comprimé sous haute pression, il nécessite d’importants dispositifs de sécurité) et prendrait trop de temps. La première station-service à hydrogène sur autoroute helvétique a néanmoins vu le jour en juin dernier, près de Bern, sous l’enseigne Socar, permettant avant tout aux camions à hydrogène (47 aujourd’hui) de circuler grâce à ce carburant.

Mais le réel atout que la Confédération a sorti de sa manche cette dernière décennie reste l’électrification, dont l’essor a été fulgurant dès 2021. Alors qu’en 2018, environ 20’000 véhicules à batterie électrique circulaient déjà, ce chiffre a été multiplié par huit pour atteindre 160’000 l’an dernier. À présent ancrés dans la conscience collective, les véhicules rechargeables se sont alors hissés jusqu’aux 30% de parts de marché en 2023. Un pari réussi qui pourrait signer l’arrêt de mort des 3379 stations-essences présentes sur notre territoire. Du moins, à première vue.

De la niche à la masse, le pas de géant

La première station-service d’autoroute en Suisse a été inaugurée le 27 août 1967 à Kolliken, Argoviediaporama
La première station-service d’autoroute en Suisse a été inaugurée le 27 août 1967 à Kolliken, Argovie

En réalité, même si une poignée d’experts envisagent des scénarios catastrophes pour nos chères pompes à essence, la mobilité électrique connait elle aussi des heures plus difficiles que prévu. «Conséquence de l’inflation ou encore de la hausse des prix de l’électricité, la croissance de l’électromobilité s’est tassée en 2023 en Suisse (comparativement aux deux années précédentes). La fin de l'exonération de la taxe d'importation sur les véhicules électriques au 1er janvier 2024 a également porté un sérieux coup à la filière qui a vu son nombre de nouvelles immatriculations durant le premier mois de l’année reculer de 7,3% sur un an», décrypte Baptiste Leflaive, consultant Energie chez Colombus Consulting. Un contexte moins favorable au développement de ce substitut de carburant fossile, auxquels se sont ajoutés encore d’autres blocages. Parmi eux: le manque d’infrastructures de recharge (n’ayant pas suivi le boom des automobilistes) qui a freiné la démocratisation de l’électromobilité.

Bien que l’extension des stations de recharge publiques ait permis de remédier quelque peu à cette situation (fin novembre 2023, 16'865 étaient recensées), pour les locataires et les propriétaires par étage, la recharge des véhicules électriques est restée pour leur part très difficile. «La quantité de bornes domestiques ne décolle pas car les conditions favorables sont peu souvent réunies. Et ce, tant pour les locataires (64% en Suisse) qui ne disposent pas d’un droit à la prise que pour les propriétaires qui n’y trouvent pas leur intérêt», ajoute le spécialiste de Colombus Consulting. Autre facteur d’inquiétude pour la branche de l’électromobilité: la guerre que se livrent les constructeurs pour conquérir la clientèle de masse. Le nombre d’acheteurs de véhicule électrique déjà convaincus n’étant pas extensible à l’infini par son profil limité (souvent propriétaires, aux moyens aisés et au foyer multi-motorisé), les fabricants d’e-véhicules peinent aujourd’hui à convaincre l’automobiliste lambda. Après un démarrage en trombe il y a quelques années de cela, les deux géants mondiaux Tesla (américain) et BYD (chinois) voient désormais rouge. Malgré une tentative de baisse des prix de leurs modèles, l’un comme l’autre n’écoulent plus ses stocks. Tesla a dès lors annoncé le 16 avril dernier devoir licencier plus de 10% de ses effectifs (environ 14'000 personnes) et BYD grince des dents, affichant un recul de ses ventes de 40%. Des nouvelles de mauvais augure pour la branche. D’autant que l’Office fédéral de l'énergie a avancé des chiffres ambitieux dans une récente étude. La Suisse nécessitant d’ici 2035 l’installation de plus de 84'000 bornes de recharges en libre accès et jusqu’à 2 millions dans le privé. Un défi de taille et face au ralentissement observé, force est de constaté que les politiques ont peut-être fait fausse route...

Les stations-essence se repensent déjà

La station historique de Deitingen, à Soleure, va subir des changementsdiaporama
La station historique de Deitingen, à Soleure, va subir des changements

Alors en attendant LA trouvaille, LE carburant magique qui sera à la fois écologique, accessible et bon marché, les stations-essence essaient d’anticiper le futur, aussi incertain soit-il. Elles cherchent à avoir une longueur d’avance sur les attentes des consommateurs, des attentes qui évoluent malgré tout avec les époques, ce qui n’effraie pas pour autant les acteurs du secteur. À l’image d’Alexandre Uldry, homme d’affaire romand qui a acquis en 2021 les stations-services familiales Jubin (entité fondée en 1973 à Porrentruy).

Septième réseau du pays, juste derrière des noms tels que Coop ou Agrola, Jubin continue d’investir. «Nous employons 165 personnes et affichons un chiffre d’affaires annuel de 290 millions de francs, Avec pas loin de 140 stations exploitées dans les cantons romands, dont 12 points de vente supplémentaires ouverts depuis notre reprise des rênes, nous sommes confiants pour l’avenir», commente Alexandre Uldry. Même si la Suisse possède le maillage de stations-essence le plus dense d’Europe, l’actionnaire majoritaire de Jubin ne voit pas la demande s’appauvrir, ni d’ailleurs les Helvètes abandonner le privilège de la voiture.

«Le fait est que notre activité est perçue comme en voie de disparition alors qu’elle génère des centaines de millions de revenus (chaque litre vendu est taxé) tandis que la seule alternative proposée pour l’heure, l’électrique, ne convainc toujours pas et se révèle être un centre de coût (subventions, etc.) non négligeable pour le contribuable», souligne Alexandre Uldry. Pas question non plus d’ajouter des bornes de recharge électriques aux pompes à essence selon lui: «Il s’agit de gros investissements, peu rentables et dont la technologie reste une source d’interrogations.»

Quitter la ville et ouvrir un commerce

Faute d’une e-diversification, l’avenir des stations se jouera donc avec un autre type de carburant, non fossile et à dénicher. «Nous attendons le carburant de synthèse, sevré des hydrocarbures traditionnels, nous permettant de continuer à utiliser nos infrastructures et le parc automobile actuels», poursuit l’homme aux manettes des stations Jubin. Mais le modèle d’affaire des stations- services a quant à lui déjà évolué puisque que celles-ci se focalisent à présent sur les axes secondaires, hors des villes, là où la voiture s’avère nécessaire, et s’assortissent toutes d’un shop. D’après les estimations de Colombus Consulting, sur le marché suisse, les stations sans shop pourraient voir leurs profits diminuer de 62% dès 2030 et atteindre un rendement négatif à la perspective de 2050. Pour l’heure, seuls un tiers des sites sont munis d’un shop mais comptabilisent les deux tiers des ventes de carburant du territoire. «En captant et en fidélisant une clientèle plus large, les shops de station augmentent de manière significative les volumes de carburants vendus, notamment dans les shops de plus de 50 m2. Leur nombre a d’ailleurs augmenté de 40% depuis 2006», constate Colombus Consulting.

Ainsi, il y a fort à parier que, dans les années à venir, nous verrons fleurir dans ces aires toutes sortes de nouvelles fonctions et usages. La palette offerte jusque-là allant du lavage auto, à la vente de snacks en passant par le gonflage de pneus, des possibilités d’espaces de repos pour voyageurs ou d’intégration de services (pharmacie, spa, retrait de colis, etc.) sont en réflexion. Des opportunités claires dans un horizon finalement moins obscur que pressenti...

L'Union européenne passe à l'offensive

Fin 2022, un vote historique des députés de l’Union européenne a entériné l'arrêt des ventes de voitures et véhicules utilitaires légers neufs à essence et diesel, ainsi que des hybrides, au profit de véhicules 100% électriques, dès 2035.