Reines de la pierre: on en parle?
Qui sont les héritières de Marie-Claude Bétrix, architecte neuchâteloise à l’origine du nouveau Letzigrund ? Trois architectes du canton évoquent leur vision du patrimoine bâti et la place des femmes dans ce secteur.

L'Office cantonal du patrimoine bâti et immatériel mène une recherche sur le «matrimoine» et le rôle des femmes engagées dans l’architecture. Le projet est encadré par l’historienne Claire Piguet et le conservateur cantonal Frédéric Frank. Il vise à mettre en lumière les contributions des femmes architectes dans ce milieu très masculin. «L’étude est en cours, nous n’avons pas de conclusion à partager à ce stade», glisse Frédérik Frank, très discret.

Assurément, leurs recherches les dirigeront vers Béate Billeter-Oesterle (1912-1986) et Marie-Claude Bétrix (1953). La première a ouvert son bureau à Neuchâtel avec son époux en 1940. Elle est connue pour avoir réalisé un pavillon à l’exposition nationale de 1964, l’école de La Coudre et l’église catholique de Peseux. Ses travaux en béton armé étaient plutôt novateurs à l’époque. Militante, elle a présidé le législatif neuchâtelois. Quant à Marie-Claude Bétrix, née à Neuchâtel en 1953, elle a poursuivi sa carrière à Zurich avec son époux. Ensemble, ils sont à l’origine du Letzigrund (2007), de la salle de congrès de Saint-Gall et de la centrale thermique de Salzbourg. Leur priorité : s’adapter à la topographie pour développer une vision architecturale et non l’inverse.
Table ronde au SINE

Evoquer le «matrimoine» bâti fait-il sens ? Eveline Job, Giulia Melis et Mélissa Vrolixs, trois architectes du canton, fondatrices de leur bureau, respectivement Kezia Architecture & Energies (7 personnes), Metri Architectes (5 personnes) et Marginalia (4 personnes) relèvent le défi d’y réfléchir. Quel rôle les femmes ont-elles à jouer dans le développement de l’architecture? Qu’est-ce qui anime nos interlocutrices lors de la réalisation d’un projet? Et surtout, comment souhaitent-elles marquer les générations futures?
Des questionnements auxquels elles répondront lors de la table ronde «Les Reines de la pierre» au Salon de l’Immobilier neuchâtelois (SINE), le 23 avril à 17h. Avant cela, elles partagent quelques unes de leurs réflexions. «Il n’y a pas un style d’architecture différent en lien avec le genre, mais il est important de donner de la visibilité aux femmes architectes, observe Giulia Melis. J’ai deux filles et je crois beaucoup au rôle modèle. Ça devrait être normal pour une femme de diriger un chantier, or aujourd’hui, la plupart du temps ce sont des hommes qui occupent ce poste.»

Les trois architectes ne souhaitent toutefois pas être marginalisées. Elles ne remarquent pas une approche propre à chaque sexe, si ce n’est peut-être que certains hommes architectes imposent davantage leurs idées au client. Elles signalent tout de même être minoritaires à la tête d’un bureau d’architectes, alors que pendant leurs études, la parité était là. Les statistiques le confirment: aujourd’hui, moins de 20% de femmes dirigent un bureau d’architecture en Suisse.
Transmettre un héritage
Ce n’est donc pas la question du genre qui les anime. Transmettre ou transformer un héritage bâti aussi proche que possible de leurs valeurs est certainement leur ligne directrice. La notion de réemploi est notamment très présente dans leur travail. «J’aimerais léguer un patrimoine à faible consommation. Je n’ai pas l’ambition d’être dans les magazines d’architecture avec des projets neufs, glisse Eveline Job. L’architecture doit se réapproprier le patrimoine déjà existant.»

A ce propos, elle soutient un projet de ressourcerie de matériel de construction dans le bas du canton: La Bâtisse à réemploi. Cette structure vient d’être présentée au Hub de Neuchâtel, qui encourage les initiatives à impact pour le canton.
Sa vision rejoint celle de Mélissa Vrolixs, installée à La Chaux-de-Fonds: «Le futur de l’architecture est dans la rénovation. On a de beaux espaces délaissés en ville et des bâtiments reconnus par l’UNESCO. Il faut en prendre soin et repenser la manière de construire et de vivre, aussi pour ramener la population vers les centres-villes.»
Le frein des oppositions

Assainissement énergétique de bâtiments privés ou publics, intégration de nouveaux matériaux, réutilisation de structures existantes: telles sont les directions que suivent ces trois architectes de la nouvelle génération. Cet engagement continu vise à diminuer l’empreinte carbone des bâtiments.
La législation, les subventions et les mentalités doivent également suivre. Giulia Melis, qui a une expérience internationale, mentionne que le virage est déjà pris ailleurs en Europe. Par exemple, les projets innovants de réhabilitation d’églises ou de sites historiques se multiplient, tout en gardant l’âme du lieu.
La hausse du nombre d’oppositions ne facilite par les initiatives audacieuses. «Avec Internet, tout le monde se dit spécialiste de la construction. Dans le canton de Neuchâtel, n’importe qui peut faire opposition. Cela ralentit les processus, même si la demande est irrecevable. A la fin, c’est le maître d’ouvrage qui paye les frais de ce système» regrette Eveline Job. Ainsi, il n’est pas rare de voir des oppositions même pour l’installation de panneaux solaires.
Le résultat est que le secteur glisse vers «une architecture réglementaire, qui manque de richesse, car la moindre prise de risque est trop cher payée», poursuit la fondatrice de Kezia, également experte CECB (Certificat énergétique cantonal des bâtiments).
Travailler sur le patrimoine bâti pour le revaloriser demande des compétences de plus en plus larges. Il est souvent bien plus facile de raser pour reconstruire à neuf. Ce modèle de développement immobilier existe encore. Il n’est pas privilégié par nos trois architectes. «Pour être durable, un bâtiment doit être modulable, avec une réflexion sur les modifications possibles», appuient-elles. Chaque projet est ainsi pensé pour pouvoir être déconstruit.